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30/04/2013

Vie d'un païen / Jacques Perry

– Tu cours partout, tu aides tout le monde, mais si tu restes une demi-heure à droite, une demi-heure à gauche, jamais on ne te paiera ! C’était vrai. On ne me payait pas ; mais chez les Colas, à la saison des fruits, je prenais tout ce que je voulais. Je ne demandais pas ; on ne me disait pas : « prends » ; cela paraissait naturel. Chez Lorne, je lisais les livres. Chez Ladeuil, je m’amusais à fabriquer des piquets de fer pour attacher les vaches à Colas. Boubée, le pharmacien, m’envoyait porter un flacon chez un médecin ou chercher une bonbonne à la gare et je plongeais la main dans les bocaux de guimauve et de goudron-tolu.

Je suis sûr que si ma vie ne s’était pas orientée autrement, je serais parvenu à vivre ainsi, toujours libre, toujours utile. J’aurais mangé chez l’un ou chez l’autre, bu des canons un peu partout. Il y a toujours assez de pantalons et de vestes pour tout le monde. La campagne est un vaste réservoir ; je me serais emparé de tous les trop-pleins. Trop de lapins dans cette nichée ? Je les prends ; ma chatte les nourrira, et l’herbe des chemins. Il y a toujours des pommes sur l’arbre, du lait au pis des vaches, des lièvres au collet. A l’automne, la femme du garde-chasse me fait goûter le civet.

Je sais que je passe pour un vieux con quand je vante la vie d’autrefois mais on n’a aucune idée de la tranquillité de ces petits pays. On n’aimait pas donner de l’argent mais je n’en demandais pas. Il y a du bois dans la forêt ; les braises se conservent sous la cendre. On souffle ; ça repart ; il fait chaud. Les murs sont épais ; la cheminée est grande. Je dors à la nuit et je m’éveille à l’aube. Quand il pleut, on épluche les châtaignes, on égrène le maïs ou on dort dans le foin.

J’aide le tonnelier et j’emmène un vieux fût de cinquante-cinq ; je vendange chez l’Astruc et je remplis mon fût. En voilà pour un petit mois. Il y a du vin, de l’herbe et du bois pour tout le monde. Je n’aide ni le notaire, ni l’avoué, ni l’avocat, ni l’huissier, ni le médecin qui vivent du malheur des autres. J’aide ceux qui fabriquent et qui font pousser.

Je ne me serais pas marié. Pourquoi faire des mômes ? Ceux des autres sont gentils et tout drôles ; les femmes sont partout. Je les aurais toutes connues. Avec moi, ça n’aurait pas tiré à conséquence et ça aurait fait plaisir.

J’aurais peint quand même, sûrement ; c’est dans ma peau. J’aurais donné les toiles. J’allais dans les châteaux tout aussi bien. Le curé me respectait comme l’oiseau des champs. Vieux, tout le pays m’aidait. J’en suis sûr. Je les ai vus nourrir une vieille chouette impotente et mauvaise. C’est de sortir l’argent qui rend les gens méchants. C’est ça qui a failli me rendre enragé. Vieux et solide comme je suis, j’aurais eu tous les jeunes autour de moi, à me faire raconter toutes mes histoires.

 

Jacques PERRY : « Vie d’un païen » chez Robert Laffont – 1965.

 

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Léon-Augustin Lhermitte / La paie des moissoneurs - 1882

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