Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

14/05/2013

Chronique d’une fin du monde sans importance

D’ordinaire, François n’aimait pas les vernissages. Il trouvait cela trop dangereux. En effet, presque à chaque fois qu’il se rendait à l’un de ces événements, il se trouvait victime de prurits réactionnaires et de pulsions conservatrices qui le conduisaient à hurler à l’escroquerie et à faire l’éloge écœurante et démentielle de la peinture figurative et de l’art classique. Conscient de cette honteuse faiblesse, totalement inacceptable en 2013, d’autant plus lorsque l’on est employé du ministère de la Culture, abonné à Télérama et à ARTnews, il évitait donc généralement de se rendre à ces pinces fesses artistico-branchouilles qui risquaient de révéler son mal au plus grand nombre.

S’il avait fait une exception ce vendredi soir là, c’était pour éviter un week-end complet de jérémiades et d’enfer conjugal, son épouse ayant lu dans Libé que l’exposition de ce jeune artiste était « historique » et « proprement incontournable », ce qui signifiait qu’elle occuperait les conversations de tous les CSP+ du monde de l’art, des médias et de la communication pendant au moins 48 heures. Comme Anne-So(phie) travaillait en tant que média-planner dans une maison d’édition de la Rive Gauche (en existe-t-il ailleurs ?), il était donc inimaginable que le couple ne se rende pas à cette grande première.

François errait ainsi depuis de longues minutes dans les diverses salles de la galerie excessivement éclairée, tâchant de contempler à peu près tout, du système d’aération aux divers extincteurs en passant par les petites taches d’humidité au plafond, tout sauf les gribouillis désordonnés et hystériques qui souillaient les grandes toiles suspendues aux murs et éveillaient déjà en lui les ignobles métastases de sa nature refoulée de vieux con ringard, amateur de beau et de vrai. Prudemment, il avait abandonné son épouse dans un coin déjà encombré d’autres pouffiasses admiratives et piaillantes afin d’affronter seul ses démons nostalgico-arriérés.

L’artiste trônait au milieu de la salle principale, une coupe de champagne à la main, son corps assez mince et presque athlétique impeccablement moulé dans un sobre costume trois pièces anthracite. Cependant, afin que  nul ne puisse douter que c’était bien lui l’artiste, il déambulait pieds nus et arborait plusieurs magnifiques et étincelantes bagues d’orteils. Il exhibait également une bonne grosse tête de chti mais portait un nom à la sonorité indienne, Abhilash Avkah, qu’il avait adopté lors de sa « deuxième naissance » à savoir un voyage à Kinshasa ayant clôturé la cure de désintoxication qui était parvenue à venir à bout de son addiction aux métamphétamines et à l’héroïne. Son oeuvre était d’ailleurs encore très liée à son passé de toxicomane puisque son art consistait à « retranscrire par le geste pictural l’orgasme morbide procuré par le shoot », ce qui se traduisait par ces entrelacs multicolores composés d’un mélange de peinture et de diverses sécrétions humaines.

Abhilash Avkah était donc quelqu’un doté d’une « très grande force intérieure » malgré une « sensibilité à fleur d’eau » qui le faisait « constamment travailler sur le fil du rasoir ». François trouvait qu’il avait surtout l’air d’un bon et habile commerçant satisfait de son coup commercial et calculant mentalement la recette du jour mais il se mordit les lèvres pour chasser au plus vite ces mauvaises pensées.

Autour de lui, quelques invités compulsaient l’épais dossier de presse sans lequel il n’y aurait pas d’oeuvre, mais la plupart se contentait, comme il se doit dans ce genre de circonstances, de jouer des coudes pour atteindre un buffet assez médiocre déjà aux trois quarts pillé.

François commençait à ressentir des démangeaisons dans les bras et les jambes. C’était la narine de l’artiste surtout qui l’agaçait. Celle-ci en effet tremblotait légèrement d’un contentement si évident que François ne parvenait plus à la quitter des yeux. Après tout, s’il allait gifler ce fat, ne serait-ce pas là aussi, un « geste artistique », une « intervention» qui donnerait à la soirée un surplus de légitimité transgressive?

Il en crevait littéralement d’envie maintenant. Des années de lecture de Technikart, de salons de la Fiac, d’analyses du « surmoi créatif de tel urophile islandais », de réunions de subventions attribuant des centaines de milliers d’euros à des compilateurs d’enjoliveurs et des sculpteurs d’étrons,  remontaient soudainement à la surface et lui donnaient des bouffées de chaleur nourries d’images d’étranglement et d’énucléation oculaire…

A cet instant, la main d’Anne-So(phie) se posa sur son épaule et il entendit une voix maniérée et presque tremblotante s’adresser à lui :

- « C’est tout à fait génial, non? »

La bêtise épanouie de sa femme le sortit de sa transe et le ramena instantanément à la réalité. Il se mit alors à sourire avec tendresse en répondant :

- « Oui, tout à fait extraordinaire ma chérie… »

Sa femme sembla encore davantage ravie et François pensa que, s’il ne picolait pas trop, peut-être pourrait-il la baiser ce soir en rentrant. Cette idée l’aida à rester calme et silencieux le reste de la soirée. Le champagne, d’ailleurs, était déjà épuisé.

 

Xavier Eman, « Chronique d’une fin du monde sans importance ».

Revue Eléments, numéro 147 (en kiosque).

 

xavier eman,revue eléments

Les commentaires sont fermés.